Actualités | 12 avril 2019
Entretien avec Sébastien Maillard
Entretien avec Sébastien Maillard,
Directeur de l’institut Jacques Delors
Sébastien Maillard, 46 ans, a été journaliste à La Croix, où il a dernièrement couvert la campagne d’Emmanuel Macron. Auparavant correspondant du quotidien à Bruxelles puis à Rome, il a effectué de nombreux reportages à travers le continent.
Spécialiste des affaires européennes, qu’il a enseignées à Sciences Po (Paris) et pour Boston College, engagé dans diverses actions pour l’Europe (EuropaNova, Comece, Maison Robert Schuman), il est l’auteur de Qu’avons-nous fait de l’Europe ? (éd. Salvator, 2013 – préface de Jacques Delors) et a co-écrit Faire l’Europe dans un monde de brutes avec Enrico Letta, (éd. Fayard, 2017).
Il est actuellement directeur de l’Institut Jacques Delors.
Quelle est la mission de l’institut Jacques Delors dont vous êtes directeur ?
Sébastien Maillard : L’Institut Jacques Delors est un laboratoire d’idées opérationnelles pour faire avancer l’intégration européenne. Fondé par Jacques Delors en 1996 sous le nom de Notre Europe, ses travaux s’inspirent de son oeuvre unificatrice pour le continent. Think tank indépendant, établi à Paris, son équipe travaille étroitement avec le Jacques Delors Institut – Berlin, créé en 2014, avec qui elle partage une représentation commune à Bruxelles.
La double vocation de l’IJD est de susciter, charpenter et diffuser des idées pour unir l’Europe, à partir d’analyses et réflexions, ainsi que de stimuler et nourrir le débat citoyen sur la construction européenne.
Pour cela, notre think tank se situe aux carrefours des mondes universitaire, politique et médiatique, avec lesquels il dialogue et interagit.
Nous organisons régulièrement des dialogues citoyens destinés au grand public, des conférences portant sur des thèmes d’actualité et des séminaires d’experts. Les membres de notre équipe et de nos instances sont très souvent invités à intervenir dans des événements organisés dans divers pays de l’UE et au-delà. À travers son site, sa newsletter et un influent réseau, l’Institut Jacques Delors diffuse un éventail de publications (rapports, policy papers, décryptages, blogposts…), qui couvrent les grands sujets de l’intégration européenne.
Quels sont les grandes tendances politiques à l’oeuvre aujourd’hui dans l’union européenne ?
On a observé ces dernières années dans plusieurs scrutins européens et au-delà une poussée des populismes. Les élections l’an dernier en Italie, en Hongrie ou en Suède, entre autres, ont enregistré, à différents degrés, cette tendance. Celle-ci s’explique par la triple apparition, ici encore à différents degrés selon les pays, de ce qu’on peut appeler les “perdants” des transitions économiques, les oubliés de la démocratie représentative et ceux qui se sentent en insécurité culturelle.
Cette tendance en a entraîné politiquement une autre qu’est l’affaiblissement de partis traditionnels de gouvernement, en particulier sociaux-démocrates ou socialistes, comme en Italie, en Allemagne ou en France. Avec le départ attendu des travaillistes britanniques consécutif au Brexit, cette famille politique s’attend à de lourdes pertes de sièges aux élections européennes. Les chrétiens-démocrates également, dans une moindre mesure.
De cet essor du populisme et de l’essoufflement des grands partis traditionnels résulte une fragilisation des gouvernements actuellement au pouvoir. En Allemagne et plus encore en Italie, les coalitions ont été longues et pénibles à se constituer puis gouvernent en restant ouvertement divisées de l’intérieur, affaiblissant leur position à Bruxelles. À ceux-ci s’ajoutent de nombreux exécutifs sans majorité parlementaire. En février, on comptait douze gouvernements parmi les 28 de l’UE dans une telle situation chancelante : de l’Irlande à la Croatie, en passant par le Royaume-Uni, le Portugal, l’Espagne, la Belgique, le Danemark, la Lettonie, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie. À l’échelle de l’Union, on peut s’attendre à un hémicycle européen plus fragmenté duquel il sera plus long et compliqué de composer une majorité.
Ce contexte explique en partie la crise de leadership, qui ne représente pas en soi une tendance mais plutôt une circonstance défavorable à l’Europe. Les élections européennes surviennent alors que l’après-Merkel a commencé outre-Rhin, que le capital politique d’Emmanuel Macron s’est érodé en France et au-delà, que le gouvernement de Pedro Sanchez est tombé en Espagne et que le gouvernement italien est isolé. Sans mentionner le Royaume-Uni plongé dans l’inconnu persistant du Brexit. Or faire l’Europe requiert toujours un leadership collectif, non la volonté d’un seul mais la vision et la persévérance de quelques-uns, à l’instar des Delors, Mitterrand, Kohl, Gonzalez dans les années 1980/1990.
À quels autres défis l’Europe doit-elle faire face ?
Outre ce lourd défi politique, il y a celui, plus profond et structurel, du fossé économique et social voire culturel, qui s’est creusé dans beaucoup de pays européens entre les plus urbains et/ou connectés et ceux qui se sentent relégués. Cela se retrouve dans la géographie électorale de beaucoup de scrutins ou en France à travers les fameux « gilets jaunes ». Le grand défi de l’Europe est d’être réellement pour tous et non l’affaire de privilégiés. La construction européenne a servi à la réconciliation entre États mais le défi maintenant est de réconcilier les citoyens avec le projet européen. Le Brexit n’a certes pas eu d’effet domino et aucun État ne songe à s’aventurer dans l’entreprise hasardeuse de sortie de l’Union mais le projet n’est pas pour autant foncièrement populaire, sauf dans quelques pays. Le défi n’est pas une dislocation de l’Union mais sa possibilité ou non de transformer sa capacité de résilience en nouvelle force motrice collective. Cela requiert un immense sentiment d’appartenance à l’Europe, qui reste à susciter, révéler et partager.
Comment l’Europe peut-elle s’affirmer dans un environnement que vous qualifiez de « monde de brutes » ?
Si l’Union européenne était une personne, elle serait un adolescent qui n’est pas encore parvenu à être pleinement un adulte autonome et responsable. La nouveauté pour le projet européen tient à la donne géopolitique dans laquelle il évolue désormais, le monde des Trump, Poutine, Xi Jinping, Erdogan et autres Bolsonaro. L’Europe découvre que ses valeurs et principes qu’elle veut universels font aussi aujourd’hui sa singularité. Elle découvre qu’elle représente un adversaire sinon un ennemi aux yeux de Trump et Poutine, qui ne lui veulent pas du bien. Enfin, son voisinage immédiat au Sud est plus instable que naguère. Dans ce monde plus dangereux et incertain, l’Europe peut s’affirmer si elle parvient à être unie, ce qui impliquerait une meilleure convergence en son sein de l’appréciation des risques externes et la volonté commune d’être une puissance. En un mot, cela rejoint l’enjeu de la souveraineté européenne, de notre capacité à prononcer au monde un influent et respecté « Nous, Européens ». Dans l’immédiat, l’un de nos principaux atouts est d’avoir un vrai pouvoir de négociation commerciale à 28, demain à 27, ce qui est très précieux face à Washington et à Pékin. De récents progrès se manifestent aussi dans le domaine de la défense. Le défi pour l’Europe dans un « monde de brutes » est de ne pas se comporter comme telle mais d’en tenir sérieusement compte.
Êtes-vous optimiste quant au devenir du projet européen dans les années à venir ?
Difficile de trop l’être dans le contexte décrit. Tout dépend de la prise de conscience des Européens, et d’abord de leurs dirigeants, du besoin de se prendre davantage en main, d’avoir un destin commun et que « l’union fait la force ». La brutalité des changements dans le monde peut accélérer l’évolution de cette perception, cruciale pour faire avancer l’intégration européenne, devenue à la fois plus difficile mais plus nécessaire pour les Européens eux-mêmes mais aussi, j’ose croire, pour notre monde.
Si le projet européen retrouve un sens ainsi plus géopolitique, la France, dans une Union post-Brexit, a un rôle-clé à jouer. Mais à partager avec d’autres. L’élan dépendra beaucoup de l’Allemagne, que le projet européen globalement mobilise moins mais que l’évolution du monde inquiète. Cela dépendra aussi du chemin que prend l’Italie, trop longtemps livrée à elle même durant la crise migratoire.
Le projet européen avance lorsque sont réunies trois composantes : une idée-force, des circonstances favorables et des personnalités politiques qui ont la volonté de faire quelque chose ensemble. Les idées, les chantiers ne manquent pas. Les menaces extérieures, géopolitique, climatique… créent de nouvelles circonstances exigeant une action européenne. Il reste à la volonté politique collective de se manifester.
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